Ma vie avec Will

02.11.2011

Il y a quelques jours, la Blogothèque a sorti un de ses Mercredix dont elle a le secret. La bande y a sélectionné, en deux temps, les disques de Will Oldham que l’on pouvait considérer comme des classiques, puis quelques hors-pistes. Comme toujours, l’intérêt de la playlist résidait à la fois dans la succession de morceaux choisis, dans les textes qui expliquaient leur présence, et dans la terrible frustration de ne pas y voir ceux que l’on attendait.
De cette frustration, et d’un texte qui trainait dans mon disque dur depuis plus d’un an à propos d’Arise Therefore, est née l’envie de raconter comment les chansons de Will Oldham, ses albums, m’ont accompagné depuis l’âge de 20 ans. Un hommage à Kill Me Sarah aussi, qui parle si bien, et depuis tant d’années, de ce que la musique a fait à sa vie.

Tout a commencé, comme souvent au début des années 1990, par une interview de Thurston Moore, dans les Inrockuptibles sans doute, qui prétendait écouter There will noone what will take care of you toute la journée. Puis L. et D., croisées à l’entrée de la fac, qui m’ont dit tu dois écouter, c’est fait pour toi. La surprise une fois le disque démarré sur la mini chaîne était immense. Ce son, cette voix, hors du monde. Comme si les chansons m’accompagnaient déjà depuis de nombreuses années. Comme si j’attendais, mais sans le savoir, que Slint se mettent à jouer, leur photographe au chant, dans une cabane au fond de la forêt avec des guitares acoustiques, un banjo et la batterie plus loin dans le salon.
Et puis cette histoire de frères qui jouent de la musique ensemble.

Il y a eu ensuite deux 45 tours importants, que je n’ai jamais possédés, mais qui s’écoutaient chez les amis. Le solo à la fin de Horses. Puis Little Blue Eyes acheté chez Phonodisc.

J’ai su vraiment à quel point cette musique était importante pour moi à l’écoute des premières notes de Days in the wake. J’avais attendu le soir. C. était à Paris, elle y voyait des gens que je ne connaissais pas. Elle m’avait laissé entendre quelques jours plus tôt qu’elle n’était pas certaine de vouloir rester avec moi. Dans le lit, le poste sur le sol, la pièce de plus en plus sombre. La guitare et la voix m’ont rassuré. You will miss me when I burn. Je ne sais pas combien de fois j’ai écouté le disque, à moitié endormi, sans jamais ressentir le besoin de bouger.

Il y a eu Palace Songs et cette reprise de Léonard Cohen qu’on dirait écrite pour lui. L’EP pour attendre un peu, avec sa pochette hideuse que j’adorais, qui commence par if I could fuck a mountain, I would fuck a mountain et se poursuit par l’incroyable Gulf Shores. Le son prend de l’ampleur. Will chante, c’est beau à pleurer. Il grandit avec nous.

Viva Last Blues continue dans la lignée. Moi qui ait tant vécu par la musique du passé, moi qui écoute trop Neil Young, je me dis qu’il y en a au moins un ici, maintenant, qui est de taille. C’est idiot, ça ne veut pas dire grand chose, mais c’est ma façon de comprendre à quel point il sort du lot. Ce raisonnement simpliste participe du lien de plus en plus solide que je tisse avec sa musique.

Et sort Arise Therefore. J’en tombe raide dingue. La boîte à rythme lo-fi, la basse lancinante, les guitares à peine grattées, le piano un peu plus loin dans la pièce. L’hypnose sans aucune esbroufe.
Mais ce n’est que plus tard que les chansons de ce disque passeront de l’autre côté de ma peau. Un peu après le 15 août 1999, N. a sonné à l’interphone. Il était tard on ne s’était pas vu depuis un bout de temps. Je l’ai accueilli le plus naturellement possible, mais j’étais gêné. Tu veux boire quelque chose ne fais pas trop de bruit C. est déjà couchée.
Tu sais qui j’ai vu la semaine dernière tu ne devineras jamais : F., il était de passage à Toulouse, il doit être rentré à Londres maintenant. C’est la première chose que j’ai trouvé à lui dire. F. et moi étions inséparables quelques années plus tôt, N. le connaissait bien. Son visage s’est crispé d’un seul coup, il a bougé sur la chaise, il a dit justement il faut que je te dise quelque chose, F. s’est suicidé il y a une semaine on l’a retrouvé pendu.
J’étais déjà debout, je me suis mis à marcher dans la pièce. Ne pas tenir en place, c’est à ça que ça ressemble, ça m’arrive parfois.
Je ne sais plus exactement ce que l’on s’est dit ensuite. Quelques précisions sans doute et des remerciements. Merci d’être venu jusqu’ici merci vraiment je suis content que ça soit toi qui me l’ait annoncé. Il est reparti assez vite. Ce moment a cimenté une amitié qui était déjà profondément enracinée.
Je me suis retrouvé seul, il a fallu que je réveille C. simplement pour lui dire je ne pouvais pas faire autrement elle s’est rendormie assez vite. Dans le salon, toujours debout, j’ai branché un casque sur la chaîne hifi et j’ai mis Arise Therefore dans le lecteur. Je n’ai aucune idée du nombre d’heures que cela a duré. Je n’ai pas dormi avant le matin.
Je savais très bien ce que je faisais. Je me tatouais avec la musique. Je faisais exister ce moment j’essayais de lui faire une place, de plier ensemble le nom de mon ami, la voix de Will Oldham, le son de la boîte à rythme de la guitare du piano, les murs de l’appartement. Un pli pour toujours.
Plus tard j’ai pris une guitare mon cahier joué tout doucement pour fabriquer une chanson. Pour essayer de raconter le travail que cela prend de faire exister la mort des autres.
Les secousses de larmes ne sont venues qu’au retour de l’enterrement. Et ça n’est que beaucoup plus tard que j’ai vraiment compris que vieillir c’est ça, évidemment. Emmener avec soi toujours plus de morts. Le pli est resté. J’y tiens je m’y tiens.


Entre la sortie d’Arise Therefore et la mort de F., il y a eu Joya qui revenait à des choses plus traditionnelles et que j’ai beaucoup aimé aussi. Et deux EP splendides (Wester Music et Blue Lotus Feet) achetés à Paris, écoutés au casque sur le Discman dans la chambre de bonne rue Parodi, des années avant que le quartier ne devienne ce qu’il est devenu. Des journées passées dans les archives de l’INA, sans adresser la parole à personne. 9 mètres carrés, deux grandes fenêtres, les toits de Paris. Et ces disques en boucle.

Puis deux musiques de film, deux disques sans prétention. Sauf que, mine de rien, Black/Rich Music n’est pas loin de Days in the wake.

Lorsque je retourne à Paris, j’achète des 45 tours aussi, chez Gibert. In my mind est un petit trésor, qui me coupe le souffle à chaque écoute. Patience est moins marquant sans doute, mais l’émotion reste intacte. En CD, le single I am a drinking again et cette phrase incroyable Life is a tribute to you and so is dying.

I see a darkness est très beau. Tout le monde le sait, tout le monde le dit. Je ne sais pas pourquoi, il ne fait pas partie de mes préférés. Peut-être parce que sur certains morceaux, il commence à en faire des caisses. Je ne suis pas ému de la même manière.
Il y a évidemment la chanson. Qui prendra un sens particulier, inévitablement, quelques mois après sa sortie. Quand je réécouterai attentivement les paroles et que je me torturerai en repensant à cette fois où, le croisant quelques jours avant sa mort, j’ai feint d’être occupé pour éviter d’aller boire un coup avec F. Un chef d’œuvre, sans l’ombre d’un doute.

Will a beaucoup d’amis, il fait de la musique tout le temps. Je ne le traque pas, ne collectionne rien, mais suis curieux souvent. Get on Joly, avec Mick Turner, m’a ravi. J’aime les disques qui peuvent accompagner le sommeil, comme une drogue légère, beaux comme le brouillard.

Et puis, coup sur coup, deux joyaux. Ease down the road et Master and everyone. La lumière, le grand air, l’amour. Un apaisement qui allait si bien avec nos joies, la naissance d’E. nos premières années d’adultes, notre vie parisienne qui démarrait.
Avec Days in the wake et Arise Therefore, je tiens deux autres des disques dont je ne pourrais jamais me passer. Il faudrait qu’ils apparaissent in extenso dans cette compilation.

Je n’ai pas tellement aimé Superwolf. Et quand The letting go est sorti, j’ai senti que je perdais Will de vue. Je n’y ai pas trouvé grand chose d’intéressant. Beaucoup de sérieux, comme une partie de la musique qui a commencé à se produire à cette époque. De l’Indie Music chiante pour dire les choses simplement. Je croyais que chacun des albums de Will Oldham était voué à me marquer à jamais, mais ça n’est plus le cas. Je n’écoute les nouveaux disques que d’une oreille, parfois attentive sur un titre, mais jamais arrêtée. Je n’entends plus de mélodie, je n’entends plus d’émotion. Ça n’est pas très grave. J’ai tous ces disques. Et puis, de temps à autre, de belles choses sont à prendre. La reprise de R. Kelly sur Ask Forgiveness par exemple, qui est tout sauf anecdotique. Sa présence dans le magnifique Silent City avec Brian Harnetty.
Et je ne désespère pas. F. ne reviendra jamais, mais peut-être qu’un jour Will ouvrira la porte de notre appartement et s’installera pour jouer sur une vieille guitare de belles chansons très simples. Des chansons pour fredonner en famille dans la voiture. Des chansons pour me réconforter encore des morts à venir.